51

Les murs de Boulder se couvrirent des affiches de Ralph annonçant l’assemblée du 18 août. Les conversations allaient bon train, la plupart du temps sur les qualités et les défauts des sept membres du comité spécial.

Il faisait encore jour quand mère Abigaël décida de se coucher, complètement épuisée. Toute la journée, elle avait reçu un flot ininterrompu de visiteurs qui voulaient tous savoir ce qu’elle pensait. Elle avait bien voulu dire que la plupart des membres du comité lui paraissaient tout à fait acceptables. Mais on voulait savoir aussi si elle accepterait de faire partie d’un comité permanent, au cas où l’assemblée déciderait d’en constituer un. Elle avait répondu qu’une telle charge serait trop fatigante pour elle, mais qu’elle aiderait certainement un comité de représentants élus, si on lui demandait son aide. Et ces visiteurs n’avaient cessé de lui répéter qu’un comité permanent qui refuserait son aide serait aussitôt désavoué. Mère Abigaël alla se coucher fatiguée mais contente.

Nick Andros était fatigué et content lui aussi ce soir-là. En un seul jour, grâce à une seule affiche reproduite sur une malheureuse ronéo à manivelle, la Zone libre s’était transformée d’un groupe informe de réfugiés en une société d’électeurs. Et les gens étaient contents. Ils avaient l’impression de retrouver la terre ferme sous leurs pieds, après des semaines de chute libre.

Dans l’après-midi, Ralph l’avait emmené à la centrale électrique. Ralph, Nick et Stu avaient décidé de tenir une réunion préliminaire chez Stu et Frannie le surlendemain. Ce qui leur donnait encore deux jours pour écouter ce que les gens avaient à dire.

Nick avait souri en faisant semblant de se déboucher les oreilles.

– On écoute encore mieux en lisant sur les lèvres, lui avait dit Stu. Tu sais, Nick, je crois bien qu’on va pouvoir remettre en marche les turbines. Brad Kitchner fait un boulot formidable. Si nous en avions dix comme lui, toute la ville fonctionnerait comme une machine à coudre le 1er septembre.

Ce même après-midi, Larry Underwood et Leo Rockway avaient pris la rue Arapahœ, en direction de l’ouest, pour se rendre chez Harold. Larry portait le sac à dos qui l’avait accompagné durant tout son voyage, mais cette fois il était vide, à l’exception d’une bouteille de vin et d’une demi-douzaine de barres de chocolat Payday.

Lucy était partie avec cinq ou six personnes à bord de deux dépanneuses pour commencer à dégager les rues et les routes. Le problème, c’est qu’ils travaillaient tous sans méthode, quand l’envie les en prenait. De bonnes petites abeilles ouvrières, pensa Larry, mais plutôt bordéliques. C’est alors qu’il vit, clouée sur un poteau de téléphone, une des affiches annonçant l’assemblée. Peut-être était-ce là la solution. Les gens étaient manifestement pleins de bonne volonté ; ce qu’il leur fallait, c’était quelqu’un pour coordonner les activités, pour leur dire quoi faire. Et par-dessus tout, les gens voulaient effacer le souvenir de ce qui s’était passé ici au début de l’été (l’été qui tirait déjà à sa fin, était-ce possible ?) comme on prend un chiffon pour effacer un gros mot sur le tableau noir. Peut-être pourrons-nous faire la même chose d’un bout à l’autre de l’Amérique, songea Larry, mais nous devrions pouvoir y parvenir ici à Boulder avant les premières neiges, si la nature n’est pas trop méchante.

Un bruit de verre cassé le fit se retourner. Leo venait de lancer une grosse pierre dans la lunette arrière d’un vieux camion Ford. Sur le pare-chocs du camion, un sticker d’inspiration humoristico-touristique : POUR VOUS REMUER LES FESSES, EXPLOREZ LE GRAND CANYON.

– Ne fais pas ça, Joe.

– Je m’appelle Leo.

– C’est vrai, Leo. Ne fais pas ça.

– Pourquoi ?

Larry tarda à trouver une réponse satisfaisante.

– Parce que ça fait un vilain bruit, dit-il finalement.

– Ah bon. D’accord.

Ils reprirent leur marche. Larry enfonça ses mains dans ses poches. Leo fit la même chose. Larry donna un coup de pied dans une canette de bière. Leo shoota aussitôt dans une pierre. Larry se mit à siffler. Leo fit un drôle de bruit pour l’accompagner. Larry ébouriffa les cheveux de l’enfant. Leo le regarda avec ses étranges yeux bridés et sourit. Et Larry se dit : Merde alors, je suis en train de tomber amoureux de ce mioche. C’est quand même plutôt bizarre.

Ils arrivèrent devant le square dont Frannie avait parlé. De l’autre côté de la rue se trouvait une maison verte à volets blancs. Sur l’allée de ciment qui menait à la porte d’entrée, une brouette pleine de briques. À côté, un couvercle de poubelle rempli de mortier. Accroupi, le dos tourné, un type large d’épaules, torse nu, et sur le dos un mauvais coup de soleil qui achevait de peler. Une truelle à la main, il construisait un muret de brique autour d’un massif de fleurs.

Larry pensa à ce que lui avait dit Fran : il a changé… Je ne sais pas comment ni pourquoi je ne sais même pas s’il est mieux qu’avant… et parfois j’ai peur.

Il s’avança, prononçant les mots qu’il avait préparés tout au long de ce long voyage :

– Harold Lauder, je présume ?

Harold sursauta, puis il se retourna, une brique dans une main, sa truelle dégoulinant de mortier dans l’autre, à moitié levée, comme une arme. Du coin de l’œil, Larry crut voir que Leo avait un mouvement de recul. Et sa première pensée fut que Harold ne ressemblait pas du tout à ce qu’il s’était imaginé. Sa deuxième, ce fut à propos de la truelle : Nom de Dieu, il ne va quand même pas me la balancer dans la figure ? Les yeux de Harold, profondément enfoncés dans leurs orbites, étaient sombres et durs. Une mèche retombait lourdement sur son front trempé de sueur. Ses lèvres étaient presque blanches, tant il les serrait.

Puis la transformation fut si soudaine et si complète que Larry ne parvint jamais tout à fait à comprendre plus tard comment il avait pu voir un Harold aussi tendu, aussi peu souriant, avec le visage d’un homme prêt à se servir de sa truelle pour emmurer quelqu’un dans sa cave, plutôt que pour construire un muret autour d’un massif de fleurs.

Harold souriait maintenant d’un large sourire bon enfant qui lui creusait de petites fossettes. Ses yeux avaient perdu leur éclat menaçant (ils étaient vert bouteille ; comment des yeux si clairs et si limpides avaient-ils jamais pu paraître menaçants ?). Il plongea la truelle dans le mortier – plof ! –, s’essuya les mains sur son pantalon, puis s’avança en tendant la main. Mon Dieu, pensa Larry, c’est encore un gosse. S’il a dix-huit ans, je veux bien bouffer toutes les bougies de son dernier gâteau d’anniversaire.

– Je ne crois pas vous connaître, dit Harold, toujours souriant.

Sa poigne était ferme. Il pompa exactement trois fois la main de Larry, puis la relâcha. Et Larry se souvint du jour où George Bush lui avait serré la main, à l’époque où le vieux politicard était candidat à la présidence. La chose s’était passée lors d’un meeting politique auquel il avait assisté sur les conseils de sa mère, conseils qu’elle lui avait donnés bien des années plus tôt : si tu n’as pas assez d’argent pour aller au cinéma, alors va au zoo ; si tu n’as pas assez d’argent pour aller au zoo, alors va voir un politicien.

Mais le sourire de Harold était contagieux et Larry se laissa convaincre. Très jeune ou pas, poignée de main de politicard ou pas, le sourire lui parut absolument authentique. Et après tout ce temps, après tous ces papiers de chocolat, il avait enfin Harold Lauder devant lui, en chair et en os.

– Non, vous ne me connaissez pas, répondit Larry. Mais moi, oui.

– Vraiment ! s’exclama Harold, et son sourire s’élargit encore.

S’il pousse encore d’un cran, pensa Larry, les coins de sa bouche vont se rejoindre derrière sa tête et les deux tiers supérieurs de son crâne vont foutre le camp.

– Je vous ai suivi à travers tout le pays, depuis le Maine.

– Non ? C’est vrai ?

– Mais si, dit Larry en défaisant son sac à dos. Tenez, je vous ai apporté quelque chose.

Il sortit la bouteille de bordeaux et la tendit à Harold.

– Vous n’auriez pas dû, dit Harold en regardant la bouteille, un peu étonné. Quarante-sept ?

– Une bonne année. Et j’ai encore autre chose.

Il lâcha une bonne demi-douzaine de barres de chocolat Payday dans l’autre main de Harold. Une tablette glissa entre les doigts du jeune homme et tomba sur le gazon. Harold se pencha pour la ramasser. À cet instant précis, Larry crut retrouver l’expression que le jeune homme avait eue tout à l’heure. Mais Harold était déjà debout, tout sourire.

– Comment saviez-vous ?

– J’ai suivi vos instructions… et les papiers de chocolat.

– Eh bien… pour une surprise… mais entrez donc. Nous allons bavarder un peu, comme disait mon père. Le petit garçon prendra bien un Coca ?

– Certainement. Leo, est-ce que tu…

Il regarda autour de lui, mais Leo n’était plus là. L’enfant s’était réfugié sur le trottoir et contemplait les fissures de l’asphalte comme si c’était la chose la plus intéressante du monde.

– Hé, Leo ! Tu veux un Coca ?

Leo marmonna quelque chose que Larry ne put entendre.

– Parle plus fort ! Tu as une langue, non ? Je t’ai demandé si tu voulais un Coca.

D’une voix à peine audible, Leo répondit :

– Je crois que je vais aller voir maman Nadine.

– Qu’est-ce qui se passe ? On vient d’arriver !

– Je veux rentrer ! fit Leo en levant les yeux.

Le soleil les faisait briller très fort. Mais qu’est-ce qui arrive ? Il va se mettre à pleurer, pensa Larry.

– Une seconde, dit-il à Harold.

– Naturellement. Les enfants sont parfois timides. J’étais comme ça.

Larry s’approcha de Leo et s’accroupit pour le regarder dans les yeux.

– Qu’est-ce qui ne va pas, la puce ?

– Je veux rentrer, répondit Leo sans le regarder. Je veux voir maman Nadine.

– Bon, tu…

Et Larry s’arrêta, ne sachant que faire.

– Je veux rentrer.

Leo jeta un rapide coup d’œil à Larry, ses yeux cherchèrent derrière son épaule la silhouette de Harold debout au milieu de sa pelouse, puis ils revinrent se fixer sur l’asphalte.

– Tu n’aimes pas Harold ?

– Je ne sais pas… il n’a pas l’air méchant… je veux simplement rentrer.

Larry soupira.

– Tu sauras retrouver ton chemin ?

– Naturellement.

– Bon, alors vas-y. Mais j’aurais bien aimé que tu viennes prendre un Coca avec nous. Il y a longtemps que j’ai envie de connaître Harold. Tu sais ça, non ?

– Oui…

– Et on pourrait rentrer ensemble.

– Je ne veux pas entrer dans cette maison, répondit Leo d’une voix sifflante, et un instant il redevint le Joe d’autrefois, l’enfant aux yeux fous.

– Bon, d’accord, se hâta de dire Larry en se relevant. Rentre tout de suite. Je ne veux pas que tu traînes dans la rue.

– Promis.

Et tout à coup Leo murmura quelque chose :

– Pourquoi tu rentres pas avec moi ? Tout de suite ? On rentre ensemble. S’il te plaît, Larry. D’accord ?

– Écoute, Leo, qu’est-ce que…

– Ça fait rien.

Avant que Larry ait pu ouvrir la bouche, Leo était parti. Larry le regarda disparaître. Puis il revint vers Harold, les sourcils froncés.

– Ne vous en faites pas, dit Harold, les enfants sont souvent bizarres.

– Celui-là l’est certainement, mais il a sans doute le droit de l’être. Il a eu son compte de problèmes.

– Sans aucun doute.

Larry se sentit mal à l’aise. Cette sympathie instantanée de Harold pour un enfant qu’il n’avait jamais vu lui parut à peu près aussi authentique que des jaunes d’œufs en poudre.

– Entrez donc, dit Harold. Vous savez, vous êtes pratiquement la première personne que je reçois chez moi. Frannie et Stu sont venus plusieurs fois, mais ils ne comptent pas vraiment.

Son large sourire était devenu un peu amer et Larry éprouva soudain de la pitié pour ce garçon – c’était encore un adolescent, après tout. Il se sentait seul et voilà que Larry, le Larry de toujours, jamais une parole agréable pour personne, le jugeait sur de simples impressions. Ce n’était pas juste. Il était temps qu’il cesse de se méfier de tout le monde.

– Eh bien, je suis content d’être le premier.

Le salon était petit mais confortable.

– Je vais changer les meubles quand j’en aurai le temps. Du moderne. Chrome et cuir. Maintenant que j’ai la carte American Express… comme tout le monde d’ailleurs.

Larry rit de bon cœur.

– Il y a des verres pas trop moches au sous-sol. Je vais aller les chercher. Oh, je peux vous tutoyer ?

– Naturellement.

– Parfait. Si tu n’y vois pas d’inconvénient, tes chocolats, ce sera pour une autre fois. J’ai arrêté de bouffer ces cochonneries, j’essaye de perdre du poids. Mais on va certainement faire un sort à ton vin pour saluer l’événement. Tu arrives de l’autre côté du pays, du Maine, rien que ça, et tu suivais mes – nos – instructions. C’est quand même quelque chose. Il faudra que tu me racontes ça. En attendant installe-toi dans le fauteuil vert. C’est le moins mauvais.

Larry eut une dernière hésitation devant ce débordement d’amitié : Il parle même comme un politicien – vite, vite, et je t’embobine.

Harold sortit et Larry s’installa dans le fauteuil vert. Il entendit une porte s’ouvrir, puis les pas lourds de Harold qui descendaient un escalier. Larry regarda autour de lui. Non, ce n’était pas le plus joli salon du monde, mais avec un bon tapis et des meubles modernes il ne serait sans doute pas trop mal. La cheminée était même assez belle. Beau travail d’artisan. Une pierre était descellée cependant. Larry eut l’impression qu’on l’avait remise en place un peu n’importe comment. Et la laisser comme ça, c’était un peu comme un puzzle où il manque une pièce, ou comme un tableau accroché de travers.

Il se leva et souleva la pierre. Harold était toujours en bas. Larry allait la remettre en place quand il vit un livre caché dans le trou, la couverture légèrement saupoudrée de débris de pierre, mais pas assez pour masquer ce mot écrit en lettres d’or : REGISTRE.

Un peu honteux, comme s’il avait voulu être indiscret, il remit la pierre en place juste au moment où Harold commençait à remonter l’escalier. Cette fois la pierre était parfaitement à sa place et, lorsque Harold revint dans le salon avec deux verres dans les mains, Larry s’était rassis dans son fauteuil.

– J’ai dû les rincer. Ils n’avaient pas servi depuis longtemps.

– Ils ont l’air impeccables. Écoute, je ne suis pas sûr que ce bordeaux soit encore bon. C’est peut-être du vinaigre.

– Qui n’ose rien n’a rien, répondit Harold avec son sourire habituel.

Une fois de plus, Larry se sentit vaguement mal à l’aise et se souvint du registre – était-ce celui de Harold, ou avait-il appartenu aux anciens propriétaires de la maison ? Et si c’était celui de Harold, qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir écrit ?

Larry déboucha la bouteille et ils découvrirent à leur satisfaction mutuelle que le bordeaux était parfait. Une demi-heure plus tard, ils étaient tous les deux agréablement pompettes, Harold un peu plus que Larry. Même ainsi, Harold gardait son perpétuel sourire, encore plus radieux si c’était possible.

La langue un peu déliée par l’alcool, Larry se risqua à aborder un sujet délicat.

– Ces affiches. La grande assemblée du 18. Comment ça se fait que tu ne fasses pas partie du comité, Harold ? J’aurais cru qu’un type comme toi aurait fait un candidat idéal.

Le sourire de Harold devint béat.

– C’est que je suis très jeune. Ils ont sans doute trouvé que je n’avais pas assez d’expérience.

– Je trouve que c’est dommage.

Le pensait-il vraiment ? Ce sourire… Cette expression de méfiance qu’il avait devinée… Le pensait-il vraiment ? Il ne savait pas.

– Mais qui peut prédire l’avenir ? dit Harold sourire aux lèvres. Chacun son tour, tôt ou tard.

Larry prit congé de Harold vers cinq heures. Ils se serrèrent la main amicalement. Avec un grand sourire, Harold lui dit de revenir le voir bientôt. Mais Larry eut la vague impression que Harold se moquait éperdument qu’il revienne ou pas.

Arrivé sur le trottoir, au bout de l’allée de ciment, il se retourna pour lui faire un signe de la main, mais Harold était déjà rentré et la porte s’était refermée. Il faisait très frais dans la maison, car les stores vénitiens étaient baissés. À l’intérieur, Larry ne s’en était pas vraiment aperçu. Mais, une fois dehors, il se rendit compte tout à coup que cette maison était la seule de Boulder dont les stores étaient baissés. Naturellement, il y en avait des tas d’autres dont les rideaux étaient fermés ou les stores baissés : les maisons des morts… Quand les gens étaient tombés malades, ils avaient fermé leurs rideaux pour se mettre à l’abri du monde, pour mourir dans le secret de leurs chambres, comme tous les animaux préfèrent se cacher pour crever. Mais les vivants – peut-être par peur inconsciente de la mort – ouvraient tout grands leurs rideaux.

Le vin lui faisait un peu mal à la tête et il essaya de se convaincre que cette sensation de froid venait de là, une petite gueule de bois, juste punition administrée pour avoir englouti un excellent vin comme s’il s’agissait d’une minable piquette. Mais l’explication ne tenait pas très bien – non, vraiment pas.

Ses idées étaient un peu brouillées. Il eut soudain la certitude que Harold l’observait derrière son store que ses mains s’ouvraient et se refermaient comme celles d’un étrangleur, que son sourire s’était transformé en une grimace de haine… Chacun son tour, tôt ou tard. Au même moment, il se souvint de cette nuit à Bennington, quand il dormait sous le kiosque à musique et qu’il s’était réveillé avec l’impression horrible que quelqu’un était là… puis qu’il avait entendu (ou imaginé ?) des talons de bottes qui s’éloignaient en direction de l’ouest.

Arrête. Arrête de te faire du cinéma.

Arrête ça, je n’aurais jamais dû penser à tous ces morts, derrière leurs rideaux, leurs volets, leurs stores, enfermés dans le noir, comme dans le tunnel, le tunnel Lincoln, et s’ils se mettaient tous à bouger, à grouiller partout, nom de Dieu, arrête ça…

Tout à coup, il pensa à ce jour où il était allé au zoo du Bronx avec sa mère, quand il était petit. Ils étaient entrés dans la maison des singes et l’odeur l’avait frappé en plein visage, comme un objet physique, un poing qui lui aurait écrasé le nez. Il avait voulu s’enfuir à toutes jambes, mais sa mère l’avait arrêté.

Respire normalement, Larry. Dans cinq minutes, tu ne remarqueras plus que ça sent mauvais.

Il était resté, sans la croire, essayant de son mieux de ne pas vomir (même à sept ans, il détestait dégueuler). Et sa mère avait eu raison. Quand il avait regardé sa montre, un peu plus tard, il avait vu qu’ils étaient restés une demi-heure dans la maison des singes et il ne pouvait plus comprendre pourquoi ces dames, à la porte, se bouchaient le nez en prenant un air dégoûté. Il l’avait dit à sa mère. Alice Underwood avait ri.

Oh, ça sent toujours mauvais. Mais plus pour toi.

Mais comment, maman ?

Je ne sais pas. C’est comme ça pour tout le monde. Maintenant, dis-toi : « Je veux sentir comment la maison des singes sent VRAIMENT » et prends une grande respiration.

C’est ce qu’il avait fait. L’odeur était toujours là, encore plus forte même que lorsqu’ils étaient entrés. Et il avait senti les hot-dogs et la tarte aux cerises remonter en une grosse bulle dégueulasse. Il s’était précipité vers la porte, vers l’air frais, juste à temps – tout juste – pour se retenir.

C’est ce qu’on appelle la perception sélective, pensait-il maintenant. Elle le savait, même si elle ignorait le mot. Cette idée s’était à peine formée dans sa tête qu’il entendit la voix de sa mère : Dis-toi seulement : « Je veux sentir comment Boulder sent vraiment. » Et curieusement, il le put. Il sentit ce qui se cachait derrière toutes ces portes closes, tous ces rideaux fermés, tous ces stores baissés il sentit l’odeur de putréfaction qui progressait lentement, même dans cette ville dont presque tous les habitants avaient fui.

Il accéléra le pas, se mit presque à courir, sentant maintenant cette riche odeur dont lui – et tous les autres – avaient cessé d’être conscients car elle était partout, imprégnait tout, colorait leurs pensées, et vous ne fermiez pas les rideaux même lorsque vous faisiez l’amour, car seuls les morts sont couchés derrière des rideaux fermés, et les vivants veulent toujours voir le monde.

Il avait envie de vomir, pas des hot-dogs et de la tarte aux cerises cette fois, mais du vin et une barre de chocolat Payday. Car de cette maison de singes il ne parviendrait jamais à sortir, à moins de s’installer sur une île où personne n’aurait jamais habité, et même s’il avait toujours horreur de dégueuler, c’est ce qu’il allait faire dans un instant…

– Larry ? Ça va ?

Il fut tellement surpris que sa gorge fit un petit bruit – yik ! – et il sursauta. C’était Leo, assis au bord du trottoir, trois rues plus loin que la maison de Harold. Il jouait avec une balle de ping-pong qu’il faisait rebondir par terre.

– Qu’est-ce que tu fais ici ?

Le cœur de Larry retrouvait peu à peu son rythme normal.

– Je voulais rentrer avec toi, répondit timidement l’enfant. Mais je ne voulais pas entrer dans la maison de ce type.

– Pourquoi ? demanda Larry en s’asseyant à côté de Leo.

L’enfant haussa les épaules et recommença à jouer avec sa balle de ping-pong. Elle faisait un petit poc ! poc ! en heurtant l’asphalte, puis rebondissait dans sa main.

– Je ne sais pas.

– Leo !

– Quoi ?

– C’est très important pour moi, tu sais. Parce que j’aime Harold… et je ne l’aime pas. Je sens deux choses différentes quand je pense à lui. Ça t’est déjà arrivé ?

– Moi, je sens seulement une chose.

Poc ! Poc !

Qu’est-ce que tu sens ?

– J’ai peur, répondit simplement Leo. Est-ce qu’on peut rentrer maintenant pour voir maman Nadine et maman Lucy ?

– On y va.

Ils se mirent en marche et restèrent silencieux un moment. Leo continuait à jouer avec sa balle de ping-pong.

– Tu as attendu bien longtemps. Je suis désolé, dit Larry.

– Oh, ça fait rien.

– Si j’avais su, je me serais dépêché.

– Je me suis pas ennuyé. J’ai trouvé ça sur une pelouse. C’est une balle de pong-ping.

– Ping-pong, corrigea distraitement Larry. À ton avis, pourquoi Harold ferme ses stores ?

– Pour que personne le voie. Comme ça, il peut faire des secrets. Comme les morts…

Poc ! Poc !

Ils arrivèrent à l’angle de Broadway et prirent au sud. Ils n’étaient plus seuls dans la rue ; des femmes regardaient des vêtements derrière les vitrines, un homme armé d’une pioche rentrait de quelque part, un autre examinait des cannes à pêche sur l’étalage d’un magasin d’articles de sport. Larry vit Dick Vollman, son compagnon de route, qui s’en allait en bicyclette dans l’autre direction. Il leur fit un grand signe de la main.

– Des secrets, murmura Larry comme s’il se parlait à lui-même.

– Peut-être qu’il prie l’homme noir.

Larry tressaillit, comme s’il venait de recevoir une décharge électrique. Leo ne s’en rendit pas compte. Il faisait ricocher sa balle, d’abord sur le trottoir, puis contre le mur de brique qu’ils longeaient… Poc-plac !

– Tu crois vraiment demanda Larry d’une voix qu’il voulait aussi neutre que possible.

– Je ne sais pas. Mais il n’est pas comme nous. Il sourit tout le temps. Mais je pense qu’il est plein de vers quand il sourit. Des gros vers blancs qui lui mangent le cerveau. Comme des asticots.

– Joe… je veux dire Leo…

Les yeux de Leo – lointains, bridés, s’éclairèrent tout à coup. Et il sourit.

– Regarde, voilà Dayna. Je l’aime bien. Bonjour, Dayna ! Tu as du chewing-gum ?

Dayna qui graissait le pignon d’une magnifique bicyclette ultra-légère se retourna et leur sourit. Elle fouilla dans sa poche et en sortit cinq tablettes de chewing-gum Juicy Fruit qu’elle étala en éventail dans sa main, comme un joueur de poker étale ses cartes. Avec un rire joyeux, Leo bondit vers elle, ses longs cheveux flottant au vent, serrant dans sa main sa balle de ping-pong, laissant derrière lui Larry. Ces vers blancs derrière le sourire de Harold… Où Joe (non, Leo, il s’appelle Leo, du moins je crois) avait-il pu trouver une idée aussi bizarre… et horrible ? L’enfant semblait être parfois en état de transe. Et il n’était pas le seul ; combien de fois, depuis quelques jours qu’il était ici Larry avait-il vu quelqu’un s’arrêter net en pleine rue, regarder dans le vide, puis reprendre sa route ? Les choses avaient changé. La perception humaine semblait s’être aiguisée.

Et c’était un peu terrifiant.

Larry se remit en marche et rejoignit Leo et Dayna qui se partageaient les tablettes de chewing-gum.

Le même après-midi, Stu trouva Frannie en train de faire la lessive dans la petite cour de leur immeuble. Elle avait rempli d’eau une lessiveuse, y avait versé près de la moitié d’une boîte de Tide et remué le tout avec un manche à balai jusqu’à obtenir une épaisse mousse. Elle n’était pas tout à fait sûre de la marche à suivre, mais elle n’allait certainement pas demander conseil à mère Abigaël pour étaler ainsi son ignorance. Elle jeta ses vêtements dans l’eau savonneuse, absolument glacée, puis sauta à pieds joints dans la lessiveuse et commença à piétiner le linge, comme un Sicilien écrasant ses raisins. Machine à laver dernier cri, Maytag 5000, pensa-t-elle Système d’agitation à double pied, parfait pour la couleur, les lainages délicats et…

Elle se retourna et découvrit son ami, à l’entrée de la cour, qui la regardait d’un air amusé. Frannie s’arrêta, un peu essoufflée.

– Ha-ha, très drôle. Il y a longtemps que tu es là, espèce de voyeur ?

– Une minute ou deux. Et comment ça s’appelle ton petit numéro ? La danse nuptiale du petit canard sauvage ?

– Ha-ha, de plus en plus drôle. Moque-toi encore et tu peux passer la nuit sur le divan, ou à Flagstaff avec ton ami Glen Bateman.

– Je ne voulais pas…

– Je lave aussi votre linge, monsieur Stuart Redman. Vous avez beau être un respectable père fondateur, vous laissez quand même de temps en temps des traces de pneus dans vos caleçons.

Stu éclata de rire.

– C’est un peu grossier, tu ne trouves pas ?

– En ce moment, je n’ai pas particulièrement envie d’être distinguée.

– Bon, sors de ta bassine une minute. J’ai quelque chose à te dire.

Elle ne demandait pas mieux, même si elle allait devoir se laver les pieds avant de rentrer. Son cœur battait plutôt vite, mais sans entrain, comme une fidèle machine maltraitée par son propriétaire insouciant. Si c’était comme ça que mon arrière-arrière-grand-mère devait faire, pensa Fran, alors je comprends qu’elle se soit réservé cette pièce qui est finalement devenue le précieux salon de ma mère. Une prime de risque, ou quelque chose du genre.

Un peu découragée, elle regarda ses pieds et ses mollets, couverts d’une mousse grisâtre un peu dégoûtante qu’elle essaya de racler avec les mains.

– Quand ma femme décidait de laver à la main, dit Stu, elle se servait d’un… comment appelle-t-on ça ? Une planche à lessive, je crois. Ma mère en avait trois, je m’en souviens très bien.

– Je sais, je sais. J’ai fait la moitié de Boulder avec June Brinkmeyer pour en trouver une et nous sommes rentrées bredouilles. Vive la technologie.

Stu souriait d’un air vaguement ironique.

Frannie se mit les mains sur les hanches :

– Est-ce que par hasard tu voudrais me mettre en colère ?

– Pas du tout madame. Je pensais simplement que je crois savoir où trouver une planche à lessive. Et une autre pour June, si elle en veut une.

– Où ça ?

– Il faut que j’aille voir d’abord, répondit-il en la prenant par la taille. Tu sais que je trouve très bien que tu laves mon linge, dit-il en collant son front contre le sien, et je sais qu’une femme enceinte sait parfaitement ce qu’elle doit faire, mieux que son bonhomme. Mais pourquoi te donner tant de mal Frannie ?

Pourquoi ? Mais qu’est-ce que tu vas te mettre si je ne lave pas ton linge ? Tu veux te balader avec des vêtements sales ?

– Frannie, les magasins sont pleins de vêtements. Et je suis bâti sur un modèle tout à fait courant.

– Tu veux jeter tes fringues simplement parce qu’elles sont sales ?

Il haussa les épaules, mal à l’aise.

– Eh bien, certainement pas, ça non, dit-elle. Ça, c’était autrefois, Stu. Comme les boîtes de Big Mac, ou les bouteilles qu’on jetait partout. Il ne faut pas recommencer.

Il lui donna un baiser.

– D’accord. Mais alors, la prochaine fois, c’est mon tour.

– Si tu veux. Et ce sera quand ? Quand j’aurai mon bébé ?

– Quand on aura l’électricité. Je vais te trouver une énorme machine à laver et je la brancherai tout seul, comme un grand.

– Proposition acceptée.

Elle lui planta un solide baiser sur la joue. Il l’embrassa lui aussi en lui caressant les cheveux. Et elle sentit couler en elle une douce chaleur (une forte chaleur, soyons francs, je suis en chaleur, il me met toujours en chaleur quand il fait ça) qui d’abord fit se dresser la pointe de ses seins, puis réchauffa son bas-ventre.

– Tu ferais mieux d’arrêter, dit-elle entre deux soupirs, à moins que tu n’aies envie de faire autre chose que de parler.

– On pourrait peut-être parler plus tard.

– La lessive…

– Il faut faire tremper longtemps quand la saleté s’est incrustée.

Elle se mit à rire. Il l’arrêta en collant sa bouche sur la sienne. Quand il la prit dans ses bras, la reposa par terre, puis l’emmena chez eux, elle fut surprise par la chaleur du soleil sur ses épaules. Le soleil était aussi chaud avant ? Je n’ai plus un seul bouton sur le dos… Les rayons ultraviolets, ou l’altitude ? C’est comme ça tous les étés ? Il fait toujours aussi chaud ?

Mais il avait commencé sa petite affaire, en plein dans l’escalier, il la déshabillait, la touchait, lui faisait l’amour.

– Non, assieds-toi.

– Mais…

– Je suis sérieux, Frannie.

– Stuart, la lessive va congeler. J’ai mis une demi-boîte de Tide là-dedans.

– Ne t’inquiète pas.

Elle s’assit donc sur la chaise de jardin qu’il avait installée à l’ombre de leur immeuble. En fait, il en avait descendu deux de leur appartement. Stu retira ses chaussures et ses chaussettes retroussa ses pantalons jusqu’aux genoux. Quand il grimpa dans la lessiveuse et se mit à piétiner gravement le linge, Frannie fut naturellement prise de son habituel fou rire.

– Tu veux passer la nuit sur le divan ? lui dit Stu en la regardant d’un air sévère.

– Non, Stuart, fit-elle d’un air contrit.

Mais le fou rire repartit… jusqu’à ce que les larmes ruissellent sur ses joues, que les muscles de son estomac commencent à lui faire mal, si mal…

– Pour la troisième et dernière fois, qu’est-ce que tu voulais me dire ? finit-elle par demander quand elle se fut un peu calmée.

Stu piétinait toujours la lessive qu’une épaisse mousse recouvrait maintenant. Un bluejeans remonta à la surface. Il l’enfonça d’un coup de pied envoyant un petit jet crémeux d’eau savonneuse sur le gazon. Et Frannie pensa : On dirait du… oh non, pense à autre chose, sinon tu vas encore te mettre à rire et tu vas finir par faire une fausse couche.

– C’est à propos de la première réunion du comité spécial, ce soir.

– J’ai préparé deux caisses de bière des crackers au fromage, du saucisson, de la crème de gruyère… Ça devrait suffire.

– Je ne veux pas parler de ça, Frannie. Dick Ellis est venu me dire aujourd’hui qu’il ne voulait pas faire partie du comité.

– Ah bon ?

Elle était vraiment surprise. Dick ne lui avait pas fait l’impression d’un type qui cherche à éviter les responsabilités.

– Il m’a expliqué qu’il ne demanderait pas mieux de donner un coup de main dès que nous aurons un vrai médecin, mais que pour le moment il ne peut pas. Un groupe de vingt-cinq personnes est encore arrivé aujourd’hui. Une femme avait la gangrène, à la jambe. Une simple égratignure en passant sur des barbelés rouillés, apparemment.

– Oh ! C’est très grave, non ?

– Dick a pu la sauver… Dick et cette infirmière qui est arrivée avec Underwood. Une belle fille. Elle s’appelle Laurie Constable. Dick m’a dit que la femme serait morte sans elle. Ils lui ont coupé la jambe au genou, et ils sont tous les deux complètement épuisés. Il leur a fallu trois heures. Il y a aussi un petit garçon qui a des convulsions. Dick s’arrache les cheveux. Il ne sait pas si c’est de l’épilepsie, peut-être le diabète, ou encore quelque chose qui ferait pression dans le crâne, tu vois le genre. En plus, plusieurs cas d’intoxication alimentaire. Les gens mangent n’importe quoi. Et il est sûr que nous allons avoir des morts bientôt si on ne sort pas très vite une affiche pour expliquer aux gens comment choisir ce qu’ils mangent. Et quoi encore ? Deux bras cassés, un cas de grippe…

– Quoi ! Tu as dit la grippe ?

– Pas de panique. La grippe ordinaire. Avec de l’aspirine, la fièvre tombe toute seule… et elle ne revient pas. Pas de taches noires sur le cou non plus. Mais Dick ne sait pas trop quels antibiotiques utiliser et il se donne un mal de chien pour essayer de trouver. Il a peur que la grippe ne se répande et que les gens se mettent à paniquer.

– Qui est le malade ?

– Une certaine Rona Hewett. Elle est arrivée à pied de Laramie, dans le Wyoming. Tellement fatiguée qu’elle était prête à se faire avoir par n’importe quel microbe.

Fran hocha la tête.

– Heureusement pour nous, on dirait que cette Laurie Constable a un petit béguin pour Dick, même s’il est à peu près deux fois plus âgé qu’elle. Mais je pense que ce n’est pas un problème.

– Tu es quand même bien gentil de leur donner ta bénédiction Stuart.

– De toute façon, Dick a quarante-huit ans et il a eu des ennuis cardiaques. Pour le moment, il a l’impression qu’il doit quand même se ménager un peu. Et puis, à toutes fins utiles, il est en train de faire ses études de médecine. Je comprends que cette Laurie lui trouve quelque chose. Moi, je dirais que c’est un héros. Imagine-toi : un vétérinaire de campagne qui joue les médecins. Et il a une trouille de tous les diables de tuer quelqu’un. Il sait que les gens vont continuer à arriver et que certains seront pas mal amochés.

– Alors il faut trouver quelqu’un d’autre pour le comité.

– Oui. Ralph Brentner pense à ce Larry Underwood. D’après ce que tu disais, tu le trouves bien toi aussi.

– Oui. Je crois qu’il ferait l’affaire. J’ai fait la connaissance de son amie aujourd’hui. Elle s’appelle Lucy Swann. Délicieuse. Et elle adore Larry.

– J’ai l’impression qu’il fait pas mal d’effet sur les bonnes femmes. Mais, pour être franc, je n’aime pas beaucoup la façon dont il a raconté sa vie à quelqu’un qu’il venait à peine de rencontrer.

– C’est sans doute simplement parce que j’ai été avec Harold depuis le début. Je ne crois pas qu’il ait compris pourquoi j’étais avec toi et pas avec lui.

– Je me demande quelle idée il se faisait de Harold.

– Tu n’as qu’à le lui demander.

– C’est ce que je vais faire.

– Est-ce que tu vas l’inviter à faire partie du comité ?

– Sans doute, répondit Stuart en se levant. J’aimerais aussi avoir ce vieux bonhomme qu’ils appellent Le Juge. Mais il a soixante-dix ans, et c’est vraiment trop vieux.

– Est-ce que tu lui as parlé de Larry ?

– Non, mais Nick l’a fait. Ce Nick Andros n’est pas bête du tout, Fran. Il nous a fait changer d’avis, Glen et moi. Glen était un peu agacé, mais il a quand même dû admettre que les idées de Nick n’étaient pas mauvaises. En tout cas, Le Juge a dit à Nick que Larry était exactement le genre de personne que nous recherchions, que c’était un type qui venait de se rendre compte qu’il valait quelque chose et qu’il n’allait sûrement pas s’arrêter là.

– Comme recommandation, ça se pose un peu là.

– Oui. Mais je veux d’abord savoir ce qu’il pense de Harold avant de lui demander d’entrer dans l’équipe.

– Qu’est-ce qui ne va pas avec Harold ? interrogea-t-elle déjà inquiète.

– Je pourrais aussi bien te demander ce qui ne va pas avec toi, Fran. Tu te sens encore responsable de lui.

– Tu crois ? Je ne sais pas. Quand je pense à lui, je me sens encore un peu coupable, ça c’est vrai.

– Pourquoi ? Parce que j’ai pris la place qu’il voulait ? Fran, est-ce que tu as jamais eu envie de lui ?

– Non, certainement pas, répondit-elle en frissonnant.

– Je lui ai menti une fois. Ou plutôt… ce n’était pas vraiment mentir. Le jour où nous nous sommes rencontrés tous les trois. Le 4 juillet. Je pense qu’il avait peut-être déjà compris ce qui allait se passer. Je lui ai dit que je n’avais pas envie de toi. Je ne pouvais pas savoir, non ? Les coups de foudre, ça existe peut-être dans les livres, mais dans la vie réelle…

Il s’arrêta. Un grand sourire se dessina sur ses lèvres.

– Qu’est-ce qui te fait sourire, Stuart Redman ?

– Je pensais simplement que, dans la vie réelle, ça m’a pris au moins… au moins quatre bonnes heures.

Elle l’embrassa sur la joue.

– C’est très gentil quand même.

– Mais c’est la vérité. Mais je suis presque sûr qu’il m’en veut encore de ce que je lui ai dit.

– Il ne m’a jamais dit un mot contre toi, Stu… ni à personne d’autre.

– Non. Il sourit. C’est ça que je n’aime pas.

– Tu ne crois pas qu’il… cherche à se venger ?

– Non, pas Harold, répondit Stu en se levant. Glen pense qu’un parti d’opposition finira peut-être par se rassembler autour de lui. Pourquoi pas ? Mais j’espère qu’il ne foutra pas en l’air ce que nous essayons de faire.

– N’oublie pas qu’il a peur et qu’il est seul.

– Et qu’il est jaloux.

– Jaloux ? Je ne crois pas, vraiment pas. Je lui ai parlé. J’ai l’impression que j’aurais vu s’il était jaloux. Il peut se sentir rejeté, ça oui. Je pense qu’il s’attendait à faire partie du comité spécial…

– C’est une des décisions… unilatérales de Nick – c’est bien ça, le mot ? – une de ces décisions que nous avons tous acceptées. En fait, personne ne lui faisait tout à fait confiance.

– À Ogunquit, c’était le type le plus imbuvable de toute la création. Sans doute à cause de sa situation familiale… ses parents ont dû se demander comment ils avaient fait pour pondre un oiseau pareil… mais après la grippe, on aurait dit qu’il avait changé. C’est ce que j’ai cru, en tout cas. Il semblait essayer de devenir… comment dire, un homme. Et puis il a changé encore une fois. D’un seul coup. Il s’est mis à sourire tout le temps. Impossible de lui parler vraiment. Il s’est… enfermé dans son cocon. Comme les gens qui se convertissent à la religion ou qui lisent…

Elle s’arrêta tout à coup et un éclair de frayeur sembla traverser ses yeux.

– Qui lisent quoi ?

– Quelque chose qui change leur vie. Das Kapital. Mein Kampf. Ou des lettres d’amour qui ne leur sont pas adressées.

– De quoi parles-tu ?

– Quoi ? répondit-elle en regardant autour d’elle comme si elle sortait d’un rêve. De rien. Tu n’allais pas voir Larry Underwood ?

– Si… si tu es d’accord.

– Mais naturellement. La réunion est à sept heures. Si tu te dépêches, tu as juste le temps de revenir pour dîner.

– D’accord.

Stu s’en allait déjà quand elle le rappela.

– Et n’oublie pas de lui demander ce qu’il pense de Harold.

– Ne t’inquiète pas. Je ne vais pas oublier.

– Et regarde bien ses yeux quand il te répondra, Stuart.

Lorsque Stu demanda à Larry Underwood ce qu’il pensait de Harold (Stu ne lui avait pas encore parlé de la place vacante au comité spécial), Larry parut étonné et un peu inquiet.

– Fran t’a parlé de ma fixation à propos de Harold, c’est ça ?

– Exactement.

Larry et Stu se trouvaient dans le salon d’une petite maison de Table Mesa. Dans la cuisine Lucy préparait le dîner. Elle faisait réchauffer des conserves sur un petit réchaud à butane que Larry avait bricolé pour elle. Elle chantait en travaillant et semblait parfaitement heureuse.

Stu alluma une cigarette. Il n’en fumait plus que cinq ou six par jour. Dick Ellis ne lui paraissait pas être un choix idéal pour l’opérer d’un cancer des poumons.

– Bon. Tout ce temps que j’ai suivi Harold, je me répétais qu’il ne ressemblerait sans doute pas à l’image que je me faisais de lui. Et je ne me suis pas trompé. Mais j’essaye encore de comprendre exactement qui il est. Il a été extrêmement gentil. Nous avons bu ensemble une bouteille de vin que je lui avais apportée. J’ai passé un moment très agréable. Mais…

– Mais ?

– Quand nous sommes arrivés, Leo et moi, il nous tournait le dos. Il était en train de construire un mur de brique autour d’un massif de fleurs… Il ne nous a pas entendus arriver. Quand je lui ai parlé, il s’est retourné d’un seul coup et… un instant, je me suis dit : « Ce type va me tuer. »

Lucy apparut à la porte.

– Stu, tu restes à dîner ? Il y a tout ce qu’il faut.

– Merci, mais Frannie m’attend à la maison. Je ne vais rester qu’un petit quart d’heure.

– Sûr ?

– La prochaine fois, Lucy, merci.

– Comme tu veux, répondit Lucy qui retourna à sa cuisine.

– Alors, tu es simplement venu me demander ce que je pensais de Harold ?

– Non. Je voulais te demander si tu accepterais d’être membre de notre petit comité spécial. Dick Ellis a dû se désister.

Larry s’approcha de la fenêtre et regarda la rue silencieuse.

– Tout de suite ? J’espérais un peu redevenir pioupiou.

– À toi de décider, naturellement. Mais nous avons besoin de quelqu’un. Et on t’a recommandé.

– Qui ça, si je peux…

– Nous nous sommes renseignés un peu partout. Frannie pense que tu es un type bien et Nick Andros a parlé de toi – bon, il est muet, mais tu comprends ce que je veux dire – il a parlé à l’un des types qui sont arrivés avec toi. Le juge Farris.

Larry eut l’air content.

– Comme ça, Le Juge m’a recommandé ? C’est sympa. Vous savez, vous devriez le prendre avec vous. Il a une cervelle du tonnerre.

– C’est ce que Nick nous a dit. Mais il a soixante-dix ans, et nos services médicaux sont plutôt primitifs.

Larry regarda Stu avec un petit sourire.

– Si je comprends bien, ce comité n’est pas aussi temporaire que ça, non ?

Stu se détendit un peu. Il ne savait pas encore vraiment ce qu’il pensait de Larry Underwood, mais il était clair que l’homme n’était pas né de la dernière pluie.

– Heu… disons que nous voudrions que notre comité présente sa candidature aux élections.

– De préférence sans opposition, reprit Larry en lançant à Stu un regard amical mais pénétrant – très pénétrant. Je peux te servir une bière ?

– Je préfère pas. J’ai un peu trop bu avec Glen Bateman il y a quelques jours. Fran est patiente, mais pas plus qu’il ne faut. Alors, Larry ? Tu marches avec nous ?

– Je crois que… oui, d’accord. Je pensais que je n’aurais plus de responsabilités en arrivant ici, que quelqu’un se chargerait de décider à ma place, pour changer un peu. Mais, apparemment il faut que je me laisse pomper jusqu’à la moelle, pardonnez l’expression, je vous prie.

– Nous avons une petite réunion ce soir chez moi. Nous allons parler de la grande assemblée du 18. Tu pourrais venir ?

– Certainement. Lucy peut m’accompagner ?

Stu secoua la tête.

– Et tu ne dois pas lui en parler non plus. Pour le moment, nous voulons être discrets sur certaines choses.

Le sourire de Larry s’évanouit.

– Tu sais, Stu, je n’aime pas tellement les mystères, les petits trucs en dessous. Je préfère te le dire tout de suite pour éviter les problèmes. Cette catastrophe du mois de juin, je suis sûr qu’elle est arrivée parce qu’un tas de petits malins voulaient faire leurs petites affaires en dessous. Ce n’était pas la malchance. Ni la fatalité. De la pure connerie humaine.

– Sur ce point, tu ne seras vraiment pas d’accord avec mère Abigaël. Moi je pense plutôt comme toi. Mais est-ce que tu dirais la même chose si nous étions en temps de guerre ?

– Je ne comprends pas.

– Cet homme dont nous rêvions… Je n’ai pas l’impression qu’il se soit évaporé dans la nature.

Larry eut l’air très étonné.

– Glen dit qu’il comprend pourquoi personne ne veut en parler, reprit Stu, les gens sont encore en état de choc. Ils en ont vu de toutes les couleurs pour arriver jusqu’ici. Et tout ce qu’ils veulent, c’est panser leurs plaies et enterrer leurs morts. Mais si mère Abigaël est ici, alors lui est là-bas – et Stu fit un signe du menton dans la direction de la fenêtre d’où l’on voyait les Flatirons enveloppés dans la brume. La plupart des gens qui sont ici ne pensent peut-être pas à lui. Mais moi, je parierais ma chemise que lui pense à nous.

Larry lança un coup d’œil vers la porte de la cuisine, mais Lucy était sortie bavarder avec Jane Hovington, la voisine.

– Tu penses qu’il veut notre peau ? dit-il à voix basse. Pas si mal de penser à tout ça juste avant le dîner… Ça ouvre l’appétit.

– Larry, je ne suis sûr de rien. Mais mère Abigaël dit que rien ne sera terminé, dans un sens ou dans l’autre, tant que l’un des deux camps n’aura pas été battu.

– J’espère qu’elle ne raconte pas ça à tout le monde. Les gens foutraient le camp jusqu’en Australie.

– Je croyais que tu n’aimais pas beaucoup les secrets.

– C’est vrai, mais ça…

Larry s’arrêta. Stu lui souriait. Larry lui rendit son sourire, un peu à regret.

– D’accord, tu as gagné. On parle entre nous et on ne dit rien à personne pour le moment.

– Parfait. On se voit à sept heures.

– Entendu.

– Et remercie encore Lucy pour son invitation. Ce sera pour une autre fois, avec Frannie peut-être.

– D’accord.

Stu arrivait à la porte quand Larry le rappela.

– Une minute !

Stu se retourna.

– Il y a encore ce garçon qui est venu du Maine avec nous. Il s’appelle Leo Rockway. Il a eu des tas de problèmes. Lucy et moi, on le partage – si on peut dire – avec une femme qui s’appelle Nadine Cross. Nadine sort un peu de l’ordinaire elle aussi, tu es au courant ?

Stu fit signe que oui. On lui avait parlé de la petite scène un peu bizarre entre mère Abigaël et Nadine Cross, lorsque Larry était allé voir la vieille dame avec son groupe.

– Nadine s’occupait de Leo avant que j’arrive. Et Leo semble voir très clair dans les gens. Il n’est pas le seul d’ailleurs. Il y a peut-être toujours eu des gens comme ça, mais on dirait qu’il y en a un peu plus maintenant, depuis la grippe. Et Leo… Leo n’a pas voulu entrer chez Harold. Il n’a même pas voulu rester sur la pelouse. C’est… un peu bizarre, tu ne trouves pas ?

– Oui, répondit Stu.

Ils se regardèrent, puis Stu s’en alla. Pendant le dîner, Fran parut préoccupée et ne parla pas beaucoup. Elle lavait la dernière assiette dans un seau de plastique rempli d’eau chaude quand les membres du comité spécial de la Zone libre commencèrent à arriver pour leur première réunion.

Quand Stu s’en était allé chez Larry, Frannie était aussitôt montée dans sa chambre. Au fond du placard se trouvait le sac de couchage qui avait fait tout le voyage avec elle et quelques objets personnels rangés dans un petit sac de voyage : plusieurs flacons de lotion pour la peau – elle avait eu une forte éruption de boutons après la mort de sa mère et de son père – une boîte de mini-serviettes Stay-Free au cas où elle se mettrait à saigner (elle avait entendu dire que cela arrivait parfois aux femmes enceintes), deux boîtes de mauvais cigares, une avec l’inscription C’EST UN GARÇON ! et l’autre C’EST UNE FILLE ! et enfin, son journal.

Elle le sortit et resta quelque temps à le regarder. Elle n’y avait écrit que huit ou neuf fois depuis leur arrivée à Boulder, la plupart du temps des notes plutôt courtes, presque elliptiques. Le grand débordement s’était produit pendant qu’ils étaient encore sur la route, puis il s’était tari… un peu comme un accouchement pensa-t-elle, étonnée elle-même de cette comparaison. Depuis quatre jours, elle n’avait rien écrit. En réalité, elle avait complètement oublié son journal, alors qu’elle avait eu la ferme intention de le tenir plus régulièrement lorsqu’ils se seraient installés. Pour le bébé. Mais pour une fois, elle y repensait. Autant profiter de l’occasion.

Comme les gens qui se convertissent à la religion… ou qui lisent quelque chose qui change leur vie… comme des lettres d’amour qui ne leur étaient pas adressées…

Tout à coup, il lui sembla que son journal était plus lourd, que le simple fait de tourner la couverture de carton avait fait jaillir des gouttes de sueur sur son front et… et…

Elle regarda derrière elle, le cœur battant. Quelque chose avait bougé ?

Une souris qui grattait derrière le mur, peut-être. Sûrement pas. Plus probablement, son imagination, tout simplement. Il n’y avait aucune raison, vraiment aucune raison, de penser tout à coup à l’homme à la robe noire, à l’homme au cintre en fil de fer. Son bébé était vivant, bien à l’abri et ce qu’elle tenait dans ses mains n’était qu’un livre. De toute façon, aucun moyen de savoir si quelqu’un l’avait lu, et même s’il y avait eu un moyen, impossible de savoir si cette personne qui l’avait lu était Harold Lauder.

Elle ouvrit le livre et commença à le feuilleter lentement, instantanés de son passé récent, comme des photos noir et blanc d’amateur. Instantanés de la mémoire.

Ce soir, nous les admirions et Harold débitait des histoires de couleur, de texture, de timbre. Stu m’a fait un clin d’œil. Vilaine, vilaine ! Je lui ai répondu…

Naturellement, Harold n’est pas d’accord, pour des raisons de principe. Tu nous emmerdes, Harold ! Essaye de grandir un peu !

… et j’ai vu qu’il était prêt à lancer une de ses conneries brevetées Harold Lauder…

(mon Dieu, Fran, pourquoi dis-tu des choses pareilles sur lui ? Mais pourquoi ?)

Harold… sous ses apparences pontifiantes… un petit garçon qui n’a pas confiance en lui…

C’était le 12 juillet. Avec une petite grimace, elle tourna rapidement les pages, pressée d’arriver à la fin. Des phrases lui sautaient cependant aux yeux sautaient de la page comme pour la gifler : Harold sentait plutôt bon pour une fois… L’haleine de Harold aurait fait peur à un dragon ce soir… Et cette phrase presque prophétique : On dirait qu’il court après les coups sur la gueule, comme les pirates courent après leurs trésors. Pourquoi ? Pour s’encourager dans son sentiment de supériorité et de persécution ? Ou pour se punir ?

Il fait une liste… il l’a refaite deux fois… il veut savoir… qui sont les gentils et qui sont les méchants…

Et puis, le 1er août il y avait donc seulement quinze jours. Le texte débutait au bas de la page. Rien écrit hier soir. Trop nerveuse. Trop heureuse. Nous sommes ensemble maintenant, Stu et moi. Nous

Fin de la page. Et les premiers mots en haut de la page suivante : avons fait l’amour deux fois. Elle les avait à peine lus que ses yeux glissèrent au milieu de la page. Là, à côté d’une phrase bébête sur l’instinct maternel, quelque chose attira son regard.

Une tache sombre, l’empreinte d’un pouce.

Elle réfléchissait, affolée : je faisais de la moto toute la journée, tous les jours. Naturellement, je me lavais chaque fois que je pouvais, mais on se salit les mains et…

Elle tendit la main et ne s’étonna pas de voir qu’elle tremblait très fort. Elle posa son pouce sur l’empreinte. La tache était nettement plus grande.

Naturellement, pensa-t-elle, quand on écrase quelque chose avec le pouce, la tache est plus grande. C’est pour ça, c’est simplement pour ça

Mais cette marque de pouce était parfaitement nette. On y voyait très bien les sillons, les boucles, les tourbillons.

Et ce n’était ni de la graisse ni de l’huile. Inutile de jouer les autruches.

C’était du chocolat.

Payday, pensa Fran avec un haut-le-cœur. Des barres de chocolat Payday.

Un instant elle eut peur de se retourner – peur de voir le sourire grimaçant de Harold derrière elle, comme le sourire du chat Cheshire dans Alice au pays des merveilles. Les lèvres épaisses de Harold en train de prononcer : Chacun son tour, Frannie, tôt ou tard. Les chiens sont lâchés.

Mais même si Harold avait jeté un coup d’œil à son journal, est-ce que cela voulait dire qu’il préparait une vendetta secrète contre elle, Stu ou les autres ? Non, évidemment.

Mais Harold a changé, murmurait une voix intérieure.

– Pas tant que ça ! cria-t-elle dans la pièce vide.

Le son de sa voix lui fit un peu peur puis elle éclata d’un rire nerveux. Elle redescendit et commença à préparer le dîner. Ils allaient manger tôt, à cause de la réunion… mais tout à coup la réunion ne lui parut plus aussi importante que tout à l’heure.

Extraits du compte rendu de la séance du comité spécial

13 août 1990

La séance a eu lieu dans l’appartement de Stu Redman et de Frances Goldsmith. Tous les membres du comité spécial étaient présents à savoir : Stuart Redman, Frances Goldsmith, Nick Andros, Glen Bateman, Ralph Brentner, Susan Stern et Larry Underwood…

Stu Redman a été élu président et Frances Goldsmith rapporteur…

Ces notes (plus l’enregistrement complet des moindres rots, gargouillements et apartés, le tout enregistré sur cassettes Memorex à l’intention de ceux qui pourraient être assez fous pour vouloir les écouter) seront placées dans un coffre de la First Bank of Boulder…

Stu Redman a présenté un projet d’affiche sur la question des intoxications alimentaires préparé par Dick Ellis et Laurie Constable (avec ce titre accrocheur : SI VOUS MANGEZ, LISEZ !). Il a expliqué que Dick souhaitait qu’elle soit imprimée et affichée partout dans la ville avant la grande assemblée du 18 août, car il y a déjà eu quinze cas d’intoxication alimentaire à Boulder, dont deux assez graves. Le comité a décidé à l’unanimité que Ralph devrait imprimer mille exemplaires de l’affiche de Dick et trouver dix personnes pour l’aider à les poser en ville…

Susan Stern a ensuite présenté une autre proposition de Dick et de Laurie (nous aurions tous voulu qu’au moins l’un des deux soit là). Ils sont d’avis qu’il faudrait instituer un comité des inhumations ; selon Dick, il faudrait inscrire la question à l’ordre du jour de l’assemblée générale et la présenter non pas comme un danger pour la santé publique – afin de ne pas provoquer de panique – mais comme une chose « plus convenable ». Nous savons tous qu’il y a très peu de cadavres à Boulder compte tenu de la population de la ville avant l’épidémie, mais nous ne savons pas pourquoi… ce qui n’a pas d’importance d’ailleurs. Il reste quand même des milliers de cadavres et il faudra bien s’en débarrasser si nous avons l’intention de rester ici.

Stu a demandé si la situation était grave. Sue a répondu qu’elle ne le serait probablement pas avant la fin de la saison sèche, c’est-à-dire avant l’automne, au début des pluies.

Larry a proposé d’inscrire la suggestion de Dick – constitution d’un comité des inhumations – à l’ordre du jour de l’assemblée du 18 août. La proposition a été adoptée à l’unanimité.

Nick Andros a alors demandé la parole et Ralph Brentner a lu le texte qu’il avait préparé et que je cite ici dans son intégralité :

« L’une des questions les plus importantes que doit aborder ce comité consiste à savoir s’il veut ou non mettre mère Abigaël totalement au courant et s’il faut tout lui dire de ce qui se passe à nos séances aussi bien les séances publiques que les séances à huis clos. La question peut également se poser à l’envers : ‘‘ Mère Abigaël acceptera-t-elle de mettre au courant le comité – et le comité permanent qui lui succédera – de toutes ses activités et informera-t-elle le comité de tout ce qui se passe au cours de ses entretiens avec Dieu, ou qui vous voudrez… particulièrement lorsqu’il s’agit d’entretiens à huis clos ? ’’

« Ça va vous paraître peut-être idiot, mais je voudrais vous expliquer ce que j’ai derrière la tête. C’est en fait une question très pratique. Nous devons décider dès maintenant de la place de mère Abigaël dans la communauté, car il ne s’agit pas simplement de nous ‘‘ remettre debout ”. Si ce n’était que ça nous n’aurions pas vraiment besoin d’elle. Comme nous le savons tous, il y a un autre problème, celui de l’homme que nous appelons parfois l’homme noir celui que Glen appelle l’Adversaire. Pour moi, son existence se démontre très simplement, et je pense que la plupart des gens de Boulder seraient d’accord avec moi – s’ils avaient envie de penser à cette question. Voici ma démonstration : ‘‘ J’ai rêvé de mère Abigaël ; or elle existe ; j’ai rêvé de l’homme noir, donc il doit exister, même si je ne l’ai jamais vu. ’’ Ici, tout le monde aime mère Abigaël, et je l’aime moi aussi. Mais nous n’irons pas loin – en fait, nous n’irons nulle part – si nous ne commençons pas par lui faire approuver ce que nous sommes en train de faire.

« Cet après-midi, je suis allé la voir et je lui ai posé directement la question, sans fioritures : Est-ce que vous allez nous appuyer ? Elle a répondu que oui – mais à certaines conditions. Elle a été parfaitement claire. Elle m’a dit que nous serions totalement libres de guider la communauté dans tout ce qui concerne les ‘‘ questions terrestres ” – c’est son expression : nettoyer les rues, attribuer les logements, remettre en marche l’électricité.

« Mais elle a dit aussi très clairement qu’elle voulait être consultée sur toutes les questions qui concernent l’homme noir. Elle croit que nous sommes tous des pions dans une partie d’échecs entre Dieu et Satan. Que le principal agent de Satan dans cette partie est l’Adversaire, qui s’appelle Randall Flagg selon elle (‘‘ le nom qu’il utilise cette fois ”) ; que pour des raisons connues de Lui seul Dieu l’a choisie comme Son agent dans cette affaire. Elle croit, et je suis d’accord avec elle sur ce point qu’un affrontement se prépare et que ce sera une lutte à mort. Pour elle, cette lutte passe avant tout et elle veut absolument être consultée lorsque nous en parlerons… ou lorsque nous parlerons de lui.

« Je ne veux pas entrer dans des considérations religieuses, ni savoir si elle a tort ou raison. Mais il est évident que nous nous trouvons devant une certaine situation et que nous devons y faire face. J’ai donc plusieurs propositions à faire. »

Un débat s’est alors engagé sur la déclaration de Nick.

Puis Nick a présenté une première proposition : Le comité peut-il accepter de ne pas parler des questions théologiques, religieuses ou surnaturelles concernant l’Adversaire durant ses séances ? À l’unanimité, le comité a décidé de ne pas parler de ces questions, du moins pas « en séance ».

Nick a ensuite présenté une deuxième proposition : Le comité estime-t-il que sa véritable mission secrète consiste à savoir comment faire face à cette force connue sous le nom de l’homme noir, l’Adversaire ou Randall Flagg ? Glen Bateman a appuyé la proposition en ajoutant que le comité pourrait de temps en temps juger nécessaire de garder le secret sur certaines autres questions – comme la véritable raison d’être du comité des inhumations. La proposition a été adoptée à l’unanimité.

Nick a alors présenté sa dernière proposition : Que nous tenions mère Abigaël au courant de toutes les affaires publiques et confidentielles dont s’occupera le comité.

La proposition a été adoptée à l’unanimité.

Ayant réglé la question de mère Abigaël pour le moment, le comité est passé à celle de l’homme noir, à la demande de Nick qui a proposé d’envoyer trois volontaires à l’ouest pour rejoindre les forces de l’homme noir, dans le but d’obtenir des renseignements sur ce qui se passe réellement là-bas.

Sue Stern s’est immédiatement portée volontaire. Après une discussion animée, Stu a donné la parole à Glen Bateman qui a présenté la proposition suivante : Le comité décide qu’aucun membre du comité spécial ou du comité permanent ne pourra se porter volontaire pour cette mission de reconnaissance. Sue Stern a voulu savoir pourquoi.

Glen : Nous comprenons tous que vous cherchez sincèrement à vous rendre utile, Susan, mais le fait est que nous ne savons tout simplement pas si les gens que nous envoyons là-bas reviendront, ni quand ils reviendront, ni dans quel état. Parallèlement, nous avons un travail à faire à Boulder qui n’est pas du tout négligeable, à savoir remettre de l’ordre dans tout ce bordel, si vous me passez l’expression. Si vous partez, nous devrons expliquer à la personne qui vous remplacera tout ce que nous aurons fait jusque-là. Je crois tout simplement que nous ne pouvons pas nous permettre de perdre tout ce temps.

Sue : Je suppose que vous avez raison… ou du moins que vous êtes raisonnable… mais je me pose quand même des questions. Ce que vous dites en réalité, c’est que nous ne pouvons envoyer aucun membre du comité, parce que nous sommes des types formidables et qu’on ne peut pas se passer de nous. Alors nous restons… nous restons simplement… je ne sais pas…

Stu : Nous restons assis sur nos fesses ?

Sue : Oui. Merci. C’est exactement ce que je voulais dire. Nous restons assis sur nos fesses et nous envoyons là-bas un pauvre type qui va peut-être se faire crucifier sur un poteau de téléphone, ou même pire.

Ralph : Comment ça, pire ?

Sue : Je ne sais pas, mais si quelqu’un sait, c’est Flagg. Je n’aime pas du tout ça.

Glen : Vous n’aimez peut-être pas ça, mais vous avez très bien résumé notre position. Nous sommes des hommes politiques, les premiers d’une nouvelle époque. Nous espérons simplement que notre cause est plus juste que certaines de celles pour lesquelles d’autres hommes politiques ont envoyé des gens se faire tuer, ou risquer de se faire tuer.

Sue : Je n’aurais jamais cru que je ferais de la politique.

Larry : Bienvenue à bord.

La proposition de Glen – qu’aucun membre du comité spécial ne soit envoyé en éclaireur – a été adoptée à l’unanimité, mais sans enthousiasme. Fran Goldsmith a alors demandé à Nick quelles qualités devraient posséder les candidats et ce qu’on pouvait attendre de leur mission clandestine.

Nick (lu par Ralph) : Nous ne le saurons pas tant qu’ils ne seront pas revenus. S’ils reviennent. Nous n’avons absolument aucune idée de ce qui se passe là-bas. Nous partons à la pêche, avec des appâts humains.

Stu a dit que le comité devrait sélectionner un certain nombre de personnes à qui il proposerait de se porter volontaires. Le comité a été d’accord. Par décision du comité, la majeure partie des débats à partir de ce point sont transcrits textuellement. Il nous a paru important de disposer d’un compte rendu complet de nos délibérations sur la question des éclaireurs (ou des espions), question extrêmement délicate et troublante.

Larry : Je voudrais vous proposer un nom, si vous permettez. Vous serez peut-être un peu surpris si vous ne connaissez pas cette personne, mais je crois que ce serait une très bonne idée. J’aimerais proposer le juge Farris.

Sue : Quoi ! Le vieux ! Larry, tu pédales dans la choucroute !

Larry : C’est le type le plus malin que j’aie jamais vu. Il n’a que soixante-dix ans, soit dit en passant. Ronald Reagan était plus vieux quand il était président.

Fran : Ce n’est pas exactement ce que j’appellerais une très bonne recommandation.

Larry : Mais il est pétant de santé. Et je suppose que l’homme noir ne soupçonnera peut-être pas que nous lui envoyons un vieux corbeau comme Farris pour l’espionner… car l’homme noir se méfie sûrement. Je ne serais pas tellement surpris s’il avait des gardes frontières pour contrôler les gens qui arrivent sur son territoire. D’après un certain « profil type », comme pour les terroristes aux aéroports. Et je sais que je vais vous paraître un peu brutal – excuse-moi, Fran – mais si nous le perdons, nous ne perdrons pas quelqu’un qui a encore devant lui cinquante bonnes années à vivre.

Fran : Comme tu disais, c’est plutôt brutal.

Larry : Tout ce que je voudrais ajouter, c’est que je sais que Le Juge serait d’accord. Il veut vraiment donner un coup de main. Et je pense qu’il pourrait parfaitement s’en tirer.

Glen : Vous marquez un point. Que pensent les autres ?

Ralph : Je ne sais pas. Je ne connais pas ce monsieur. Mais je ne crois pas que nous devrions l’écarter simplement à cause de son âge. Après tout, regardez qui mène la danse ici – une vieille dame qui a bien plus de cent ans.

Glen : Encore un point.

Stu : On dirait que vous arbitrez un match de tennis, monsieur le prof.

Sue : Écoute, Larry. Suppose qu’il arrive à tromper l’homme noir et qu’il tombe raide mort, victime d’une crise cardiaque, en essayant de se dépêcher pour rentrer ici ?

Stu : Ça pourrait arriver à n’importe qui. Un accident aussi.

Sue : D’accord… mais avec un vieillard, les risques sont plus élevés.

Larry : C’est vrai, mais tu ne connais pas Le Juge, Sue. Si tu le connaissais, tu verrais que les avantages pèsent plus lourd que les inconvénients. C’est un type vraiment très fort.

Stu : Je crois que Larry a raison. Flagg pourrait bien ne pas avoir prévu un coup du genre. J’appuie la proposition. Qui vote pour ?

Le comité a adopté la proposition à l’unanimité.

Sue : Bon, j’ai voté pour toi, Larry – peut-être que tu pourrais me renvoyer l’ascenseur maintenant.

Larry : Puisque nous sommes en train de faire de la politique, d’accord. [Rires.] À qui penses-tu ?

Sue : Dayna.

Ralph : Dayna qui ?

Sue : Dayna Jurgens. Elle est incroyablement gonflée pour une femme. Naturellement, elle n’a pas soixante-dix ans. Mais je crois que, si on lui propose l’idée, elle marchera.

Fran : Oui… si nous devons vraiment en arriver là. Je crois qu’elle serait bien. J’appuie la candidature.

Stu : Bon. On nous propose de demander à Dayna Jurgens de se porter volontaire. La proposition est appuyée. Qui vote pour ?

Le comité a adopté la proposition à l’unanimité.

Glen : O. K. Qui pour le numéro trois ?

Nick (lu par Ralph) : Si Fran n’a pas aimé la proposition de Larry, j’ai peur qu’elle n’aime pas du tout la mienne. Je propose…

Ralph : Nick, tu es complètement dingue… tu n’es pas sérieux !

Stu : Continue Ralph. Lis son truc.

Ralph : Eh bien… il dit qu’il veut proposer… Tom Cullen.

Tumulte dans la salle.

Stu : S’il vous plaît ! Nick a la parole. Il n’arrête pas d’écrire, celui-là. Tu ferais mieux de commencer à le lire, Ralph.

Nick (lu par Ralph) : Tout d’abord, je connais Tom aussi bien que Larry connaît le juge, et probablement mieux. Il adore mère Abigaël. Il ferait n’importe quoi pour elle, y compris se faire cuire à petit feu. Je ne blague pas. Il se jetterait dans le feu si elle le lui demandait.

Fran : Oh, Nick, personne ne dit le contraire, mais Tom est…

Stu : Attends un peu, Fran. C’est Nick qui a la parole.

Nick (lu par Ralph) : Mon deuxième argument est le même que celui de Larry à propos du Juge. L’Adversaire ne pensera pas qu’un retardé mental est un espion. Vos réactions sont peut-être le meilleur argument en faveur de mon idée.

Mon troisième et dernier argument est que Tom est peut-être retardé, mais il n’est sûrement pas idiot. Il m’a sauvé la vie un jour quand j’aurais pu me faire tuer par une tornade, et je ne connais personne qui aurait réagi plus vite que lui. Tom est comme un enfant, mais un enfant peut apprendre, naturellement. Je suis sûr que nous n’aurions aucun mal à lui faire apprendre par cœur une histoire très simple. Et les autres supposeront probablement que nous l’avons renvoyé parce que…

Sue : Parce que nous ne voulions pas polluer notre patrimoine génétique ? Ce n’est pas idiot du tout.

Nick (lu par Ralph) :… parce qu’il est retardé. Il pourrait même dire qu’il en veut terriblement à ces gens qui l’ont renvoyé et qu’il veut se venger. La chose qu’il faudrait absolument lui apprendre, c’est de ne jamais modifier son histoire, quoi qu’il arrive.

Fran : Oh, non, je ne peux pas croire…

Stu : Attends, Nick a la parole. Il faut quand même un peu d’ordre.

Fran : Oui… je suis désolée.

Nick (lu par Ralph) : Vous pensez peut-être que Tom est retardé et qu’il serait donc plus facile de le forcer à dire la vérité, mais…

Larry : Oui, c’est ce que je pense.

Nick (lu par Ralph) :… mais en réalité, c’est le contraire. Si je dis à Tom qu’il doit toujours raconter la même histoire, toujours, quoi qu’il arrive, il le fera. Une personne dite normale ne résistera qu’à tant de gouttes d’eau, à tant de chocs électriques, à tant d’éclisses sous les ongles…

Fran : Ils ne vont quand même pas aller jusque-là… vous croyez ? Non, personne ne croit sérieusement qu’ils feraient ça ?

Nick (lu par Ralph) :… avant de dire : O. K. j’abandonne. Je vais vous dire tout ce que je sais. Tom ne fera tout simplement jamais ça. S’il répète son histoire suffisamment souvent, il ne la saura pas simplement par cœur ; il finira presque par croire qu’elle est vraie. Personne ne pourra lui faire dire le contraire. À mon avis, le fait que Tom soit retardé est en réalité un atout dans une mission comme celle-ci. Une mission, c’est peut-être un mot prétentieux, mais c’est pourtant exactement ce dont il s’agit.

Stu : C’est tout, Ralph ?

Ralph : Non, pas tout à fait.

Sue : S’il commence à croire que son histoire est vraie, Nick, comment veux-tu qu’il sache quand ce sera le moment de revenir ?

Ralph : Pardonnez-moi, chère madame, mais je crois bien que j’ai la réponse sur ce bout de papier.

Sue : Pardon.

Nick (lu par Ralph) : Nous pouvons hypnotiser Tom avant de l’envoyer là-bas. Encore une fois, ce n’est pas un truc en l’air que je vous dis là. Quand j’ai eu cette idée, je suis allé demander à Stan Nogotny s’il pouvait essayer d’hypnotiser Tom. Je l’avais entendu dire qu’il faisait parfois un peu d’hypnotisme pour amuser les gens. Stan ne croyait pas que ça marcherait… mais Tom est parti en moins de six secondes.

Stu : Comme ça, Stan sait faire ce genre de truc ? J’aurais jamais cru.

Nick (lu par Ralph) : Je pense que Tom est peut-être ultrasensible à l’hypnose depuis que je l’ai rencontré en Oklahoma. Apparemment, il a appris depuis des années à s’hypnotiser tout seul, jusqu’à un certain point en tout cas. On dirait que ça l’aide à établir un rapport entre les choses. Il ne comprenait pas du tout ce que je voulais, le jour où je l’ai rencontré – pourquoi je ne lui parlais pas, pourquoi je ne répondais pas à ses questions. Pour lui montrer que j’étais muet, je mettais ma main sur ma bouche, sur ma gorge, je recommençais, mais il ne pigeait rien du tout. Et puis d’un seul coup, j’ai eu l’impression qu’il se débranchait. Je ne trouve pas de meilleur mot. Il est devenu totalement immobile. Ses yeux étaient complètement vides. Et puis il est revenu sur terre, exactement comme le patient se réveille quand l’hypnotiseur lui en donne l’ordre. Et il avait compris. Comme ça, c’est tout. Il a fait le vide autour de lui, et puis il est revenu avec la réponse.

Glen : C’est tout à fait étonnant.

Stu : Comme vous dites, le prof.

Nick (lu par Ralph) : Quand nous avons fait notre expérience, il y a cinq jours, j’ai demandé à Stan d’essayer quelque chose. Quand Stan lui dirait : J’aimerais bien voir un éléphant, Tom devrait avoir très envie d’aller dans un coin et de faire le poirier. Après l’expérience, quand Tom s’est réveillé, nous avons attendu à peu près une demi-heure. Et puis Stan a essayé son truc. Tom est parti se mettre dans un coin, et il a fait le poirier. Tous les jouets et les billes qu’il avait dans ses poches sont tombés par terre. Ensuite il s’est assis, il a souri, et il nous a dit : Je me demandé pourquoi Tom Cullen est allé faire ça ?

Glen : C’est lui tout craché.

Nick (lu par Ralph) : Toute cette histoire d’hypnose se résume à deux choses très simples. Premièrement, nous pouvons hypnotiser Tom pour qu’il revienne à un moment donné. Le plus simple serait d’utiliser la lune. La pleine lune. Deuxièmement, en le mettant en hypnose profonde, il se souviendra presque parfaitement de tout ce qu’il aura vu quand il reviendra.

Ralph : Et j’ai fini de lire le papier de Nick. Ouf !

Sue : Je voudrais poser une question, Nick. Est-ce que vous programmeriez aussi Tom – je pense que c’est le mot juste – pour qu’il ne donne pas de renseignements sur ce qu’il est en train de faire ?

Glen : Nick, permettez-moi de répondre. Si votre raisonnement est différent, vous n’aurez qu’à me faire signe. Je dirais que Tom n’a pas besoin d’être programmé du tout. Laissons-le cracher tout ce qu’il sait sur nous. Pour tout ce qui concerne Flagg, nous travaillons à huis clos de toute façon, et le reste, il pourrait sans doute parfaitement le deviner tout seul… même si sa boule de cristal est pleine de toiles d’araignée.

Nick (lu par Ralph) : Exactement.

Glen : Je suis prêt à appuyer tout de suite la proposition de Nick. Nous avons tout à gagner et rien à perdre. Une idée tout à fait audacieuse et originale.

Stu : Proposition appuyée. Nous pouvons en discuter encore un peu si vous voulez, mais pas trop. Sinon nous allons rester ici toute la nuit. Est-ce que vous voulez vraiment discuter encore de la proposition ?

Fran : Pas qu’un peu. Vous dites que nous avons tout à gagner et rien à perdre, Glen. Peut-être, mais Tom ? Et notre foutue conscience ? Peut-être que ça ne vous dérange pas de penser qu’on flanque des… des choses sous les ongles de Tom, qu’on lui donne des chocs électriques. Mais moi, ça me dérange. Et toi, Nick. L’hypnotiser, pour qu’il fonctionne comme… comme un poulet quand on lui met la tête dans un sac ! Tu devrais avoir honte… je croyais que c’était ton ami !

Stu : Fran…

Fran : Non, je veux dire ce que j’ai sur le cœur. Je ne vais pas m’en laver les mains et partir en claquant la porte si vous n’êtes pas d’accord avec moi. Je veux vous dire ce que je pense. Vraiment, vous voulez prendre ce pauvre garçon, complètement perdu tellement gentil, pour en faire un U-2 humain ? Vous ne comprenez pas que ça revient à recommencer toute cette merde d’autrefois ? Vous ne voyez donc pas ça ? Et qu’est-ce que nous ferons s’ils le tuent, Nick ? Qu’est-ce que nous ferons s’ils les tuent tous ? Concocter un nouveau petit microbe ? Une version améliorée de l’Étrangleuse, du Grand Voyage ?

Moment de silence pendant que Nick écrit sa réponse.

Nick (lu par Ralph) : Ce que vient de dire Fran me fait très mal, mais je maintiens ma proposition. Non je n’aime pas que Tom fasse le poirier quand on lui dit de le faire. Non, je n’aime pas qu’il risque d’être torturé et même tué. Je répète simplement qu’il le ferait pour mère Abigaël, pour ses idées, pour son Dieu, pas pour nous. Je crois aussi que nous devons nous servir de tous les moyens dont nous disposons pour mettre fin à la menace que cet être pose. Il crucifie des gens là-bas. J’en suis sûr. Je l’ai vu dans mes rêves, et je sais que certains d’entre vous ont fait le même rêve. Mère Abigaël a vu la même chose que moi. Je sais que Flagg est mauvais. Si quelqu’un invente une nouvelle version du Grand Voyage, Frannie, ce sera lui, pour s’en servir contre nous. J’aimerais l’arrêter pendant qu’il est encore temps.

Fran : Tout ce que tu dis est vrai, Nick. Je ne peux pas dire le contraire. Je sais qu’il est mauvais. Qu’il pourrait même être la créature de Satan, comme dit mère Abigaël. Mais nous tirons sur le même levier que lui pour l’arrêter. Tu te souviens du bouquin d’Orwell, Les Animaux ? « Ils regardèrent les porcs puis les hommes, et ne purent voir la différence. » Je crois que ce que j’aimerais vraiment t’entendre dire – même si c’est Ralph qui le lit – c’est que si nous devons tirer ce levier pour l’arrêter… si nous le faisons… eh bien, que nous serons capables de le lâcher ensuite. Est-ce que tu peux dire ça ?

Nick (lu par Ralph) :… Je n’en suis pas sûr. Non, je ne peux pas le dire.

Fran : Dans ces conditions, je vote non. Si nous devons envoyer des gens à l’ouest, alors au moins envoyons des gens qui savent ce qui les attend.

Stu : Quelqu’un veut ajouter quelque chose ?

Sue : Je suis contre moi aussi, mais pour des raisons plus pratiques. Si nous continuons comme ça, nous allons nous retrouver-avec un vieux bonhomme et un débile mental. Excusez-moi, je l’aime bien moi aussi, mais c’est ce qu’il est. Je suis contre, et je n’ai plus rien à dire.

Glen : Posez la question, Stu.

Stu : D’accord. On va faire un tour de table. Je vote pour. Frannie ?

Fran : Contre.

Stu : Glen ?

Glen : Pour.

Stu : Sue ?

Sue : Contre.

Stu : Nick ?

Nick : Pour.

Stu : Ralph ?

Ralph : Eh bien… je n’aime pas trop ça moi non plus, mais si Nick est pour, je vote comme lui. Pour.

Stu : Larry ?

Larry : Vous voulez que je parle franchement ? Je trouve que cette idée pue tellement que j’ai l’impression de me trouver dans une vieille pissotière. Mais il faut sans doute en passer par là. Je déteste tout ça, mais je vote pour.

Stu : Proposition adoptée, cinq voix contre deux.

Fran : Stu ?

Stu : Oui ?

Fran : Je voudrais modifier mon vote. Si nous devons vraiment envoyer Tom là-bas, nous ferions mieux de nous serrer les coudes. Je suis désolée d’avoir fait toute cette histoire, Nick. Je sais que je t’ai fait du mal – je le vois sur ta figure. C’est tellement dingue ! Pourquoi tout ça ? Franchement, je préférerais faire partie du comité des fêtes… Bon, je vote pour.

Sue : Puisque c’est comme ça, moi aussi. Front uni. Je vote pour.

Stu : Après modification du vote, la proposition est adoptée à l’unanimité. Et voilà un mouchoir pour toi, Fran. J’aimerais ajouter pour le procès verbal que je t’adore.

Larry : Puisqu’on en est rendu là, je pense qu’on devrait lever la séance.

Sue : Proposition appuyée.

Stu : Le monsieur et la dame disent que nous devons lever la séance. Ceux qui sont pour, levez la main, ceux qui sont contre, préparez-vous à recevoir une bouteille de bière sur la tête.

À l’unanimité, le comité a décidé de lever la séance.

– Tu viens te coucher, Stu…

– Oui. Il est tard ?

– Près de minuit.

Stu qui était sorti sur le balcon rentra dans la chambre. Il n’était vêtu que d’un caleçon dont la blancheur contrastait violemment avec sa peau bronzée. Frannie, un oreiller derrière le dos, une lampe Coleman posée sur la table de nuit à côté d’elle, s’étonna encore de l’amour qu’elle éprouvait pour cet homme qu’elle avait la certitude d’aimer.

– Tu pensais à la réunion ?

– Oui.

Stu prit une carafe qui se trouvait elle aussi sur la table de nuit et se versa un verre d’eau. Il but une gorgée et fit la grimace. L’eau bouillie était parfaitement insipide.

– Je trouve que tu as très bien présidé. Glen t’a demandé de diriger l’assemblée générale, non ? Ça t’ennuie ? Tu as refusé ?

– Non. Je suppose que j’arriverai à m’en tirer. Je pensais aux trois personnes que nous allons envoyer de l’autre côté des montagnes. Une sale histoire. Tu avais raison, Frannie. Le seul problème, c’est que Nick avait raison lui aussi. Et quand c’est comme ça, qu’est-ce qu’on doit faire ?

– Voter selon ta conscience, et puis dormir si tu peux. Je peux éteindre ? demanda-t-elle en tendant la main vers la lampe Coleman.

– Oui. Bonne nuit, Frannie. Je t’aime.

Elle éteignit la lampe et il s’allongea à côté d’elle.

Fran ne s’endormit pas tout de suite. Longtemps elle resta les yeux ouverts. Elle était en paix maintenant, à propos de Tom Cullen… mais elle ne pouvait s’empêcher de penser à l’empreinte de ce pouce taché de chocolat.

Chacun son tour, Fran, tôt ou tard. Les chiens sont lâchés.

Je devrais peut-être en parler tout de suite à Stu, pensa-t-elle. Mais s’il y avait un problème, c’était son problème à elle. Elle n’avait qu’à attendre… garder l’œil ouvert… et voir s’il se passait quelque chose.

Elle fut bien longue à s’endormir.

le fléau
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